Les Seconds Vins des grands Châteaux Bordelais

Le génie bordelais tient non seulement à des terroirs d'exception, mais aussi à un sens légendaire du commerce. Pour le meilleur et pour le pire, ainsi que l'illustre l'explosion des «seconds vins».

Il faut faire la différence entre un second vin et un second cru, ou un autre cru.

En aucun cas il ne peut y avoir deux châteaux ou deux crus sur le même terroir.

Mais dans un même terroir, on peut sélectionner deux niveaux de qualité, par exemple un premier et un second vin.

Ainsi donc, un second vin n'a pas d'histoire propre, il n'a pas une identité géographique propre : il a celle du grand vin.

Faux amis ou belles affaires pour les initiés?

La dénomination "second vin" n'est pas une trouvaille récente dans le Bordelais, Léoville Las-Cazes à produit son "Clos du Marquis" dès 1904, et le Château Margaux élaborait son "Pavillon Rouge" quatre ans plus tard. Mais c'est en fait Philippe de Rotschild qui devait donner son impulsion aux seconds vins, puis dans la foulée, aux secondes marques. De calamiteuses année (1930) le convainquirent de ne pas vendre un vin de second ordre sous la Marque Mouton-Rotschid, mais sous l'étiquette "Mouton Cadet". Cette dernière couvrait ainsi le second vin de ce premier cru de Pauillac. A la même époque, il acheta Mouton-d'Armailhac, dont les piteuses récoltes du début de la même décennies furent également distribuées sous la marque Mouton-Cadet.
Aujourd'hui, presque tous les crus classés ont une seconde étiquette pour les cuvées qui ne sont pas assez riches, assez complètes ni assez concentrées pour composer le grand vin. Cette tendance a dans bien des cas contribué à améliorer la qualité de ces grands vins, permettant au château de déclasser ce qui est issu de vignes trop jeunes ou dont le rendement a été trop important, et des parcelles vendangée trop tôt ou trop tard.

Le négoce ayant, comme la nature, horreur du vide, ce deuxième marché s'est ouvert quand la hausse vertigineuse de leurs prix a rendu les grands crus inaccessibles au commun des mortels. Que boire de distingué quand l'essentiel du classement de 1855 part à l'étranger? Les crus bourgeois se mirent sur les rangs, mais les grands châteaux ont compris qu'ils pouvaient tirer parti de leur propre inflation en vendant sous leur marque les cuves qu'ilspas jugent dignes d'entrer dans leurs grandes bouteilles.

Issue de l'assemblage soigneux de plusieurs cépages, l'élaboration d'un grand bordeaux laisse un «reste» loin d'être imbuvable. Chez les plus grands, cette tradition remonte loin. Le Château Pichon-Longueville Comtesse de Lalande a ainsi trouvé dans ses archives trace de l'envoi de son second vin à l'Exposition de Moscou, en 1874. Et le Pavillon de Margaux, second du premier cru classé de Margaux, existe depuis 1908.

«Le but du second vin est de rendre le premier le meilleur possible, explique son maître de chai, Paul Pontarlier. Il reçoit le produit des jeunes vignes, qui, avant dix ans, ou plus dans certaines parcelles, donnent des vins fruités mais manquant de finesse et de complexité. Et puis il y a les mystères des relations entre sols et millésimes: certains terroirs excellents donnent des vins moins intéressants lors des sécheresses.» Paul Pontarlier procède à un second assemblage - le résidu partant cette fois en vrac gonfler le flot anonyme des bordeaux génériques - pour obtenir un «second qui doit être un modèle réduit du premier: même typicité, mais avec un peu moins de tout - moins long, moins complexe, moins riche».

A goûter ce qui se présente sur le marché, beaucoup de seconds vins n'ont qu'un rapport éloigné avec cette définition idéale. Aucune réglementation ne contrôle ces flacons dégriffés, pièges redoutables pour les consommateurs. Car le phénomène, d'abord réservé aux crus classés, a pris ces dix dernières années une ampleur commerciale anarchique: les crus bourgeois s'y sont mis, on découvre des seconds vins jusque dans le Languedoc, et l'on peut voir aujourd'hui un côtes-de-blaye proposer son second vin «en cubitainer à 3 ¤ le litre»...

Beaucoup de ces vins ne sont que la traduction commerciale de pratiques désolantes. Des châteaux, qui ont inconsidérément accru leurs surfaces ou leurs rendements, s'efforcent ainsi de défendre leur rang au travers de la rareté d'un premier vin de plus en plus sélectif, tandis que tout le reste (parfois plus de 50% de la production) est survendu, grâce à une étiquette qui rappelle le premier, dans les foires aux vins, à l'étranger ou sur les tables de certains restaurants.

«Il y a des second vins qui sont la poubelle du premier, mais rapportent bien plus que lui!» explique, avec sa franchise habituelle, Jean-Hubert Delon, propriétaire de Léoville Las Cases. Beaucoup se sont éloignés de la démarche rigoriste rappelée par Christine Valette, de Troplong Mondot (grand cru classé de saint-émilion) dont le second vin, Mondot, ne recueille en moyenne que 10% de la production et au maximum 30% dans les années très difficiles: «L'objectif est d'avoir le moins de second vin possible, puisque le but, c'est que chaque parcelle soit un jour à la hauteur du premier vin. Sinon, il ne faut pas la garder.»

«On nage dans les deuxièmes vins, confirme Jean Gautreau, jeune retraité du négoce et propriétaire de Sociando-Mallet, qui produit l'un des meilleurs seconds, la Demoiselle de Sociando. «La pénurie artificielle, créée au niveau des premières étiquettes pour élever leurs prix, produit un encombrement de seconds. On vend alors les premiers aux négociants à condition qu'ils prennent le reste et ils ne savent plus qu'en faire!»

Mais si les seconds vins se présentent trop souvent comme des faux amis, attrape-gogos et pièges pour «buveurs d'étiquettes», ils peuvent constituer, lorsqu'ils sont faits avec talent et honnêteté, de belles affaires pour l'initié. Ajoutons, puisque rien n'est simple, qu'il y a, même chez les meilleurs, différentes écoles quant à la façon de faire un second vin.

Le purisme consiste, comme à Haut-Brion (premier cru classé de graves), à raisonner sur une seule surface. «Depuis 1904, Bahans Haut-Brion est issu d'une sélection portant sur l'ensemble du domaine, explique Jean-Philippe Delmas. Lors de la dégustation annuelle, chaque parcelle a en théorie sa chance: les jeunes vignes ne sont pas exclues a priori. Même ligne à Cos d'Estournel (deuxième cru classé de saint-estèphe), où le deuxième vin provient de parcelles replantées et destinées, dans quelques années, à faire le grand vin.

Car, chez d'autres, les deux vins proviennent de parcelles différentes, le second vin ayant pour finalité de recevoir, en plus, les cuves indésirables du premier selon les millésimes. Comme à Las Cases (deuxième cru classé de saint-julien), dont le second, le Clos du Marquis, est un «autre vin», issu d'une parcelle de 40 hectares créée en 1902, qui reçoit en moyenne 20% de vin venant des 60 hectares du grand Las Cases. «Léoville Las Cases, qui comprend en réalité deux propriétés avec des caractéristiques de terroir bien distinctes, produit par conséquent deux types de vin de goûts différents, malgré une filiation évidente», explique Jean-Hubert Delon. Mais la perméabilité entre eux permet de privilégier les cabernets dans le grand vin: les années favorables, comme 1996, 2000 et 2003, toutes les cuves de merlot et de petit verdot de Léoville sont «descendues» dans le Clos.

Cette sélection parcellaire va encore plus loin lorsque la différence entre cépages devient permanente: les Tourelles de Longueville, second vin de Pichon-Longueville (deuxième cru classé de pauillac), provient d'une parcelle isolée de 30 hectares plantée majoritairement de merlot, au contraire du premier vin. Même choix avec la Réserve de Léoville, qui a la particularité d'être le second vin commun de Langoa Barton et Léoville Barton. Il s'agit donc de vins qui n'ont plus la même typicité, le merlot donnant des vins plus précoces, plus faciles et plus flatteurs que le cabernet-sauvignon. Château Palmer (troisième cru classé de Margaux) a poussé cette logique très loin en créant Alter Ego, qui a pris en 1998 la place de la Réserve du Général. Bernard de Laage de Meux, directeur de Palmer, refuse désormais de parler de second vin à propos d'Alter Ego: «C'est un autre grand vin, on privilégie le fruit et la jeunesse, alors que, pour Palmer, on cherche la complexité.»

L'ambiguïté d'Alter Ego - qui, malgré son nom, n'égale évidemment pas Palmer - symbolise l'évolution de certains seconds vins qui cherchent en fait à répondre à la grande querelle bordelaise de la «parkérisation»: plutôt que de céder à une demande de grands crus concentrés, mais peu acides et aux tanins souples, pouvant être bus rapidement, certains châteaux, résistant à cette «américanisation», préfèrent s'en tenir au classicisme avec leur première étiquette tout en proposant une seconde - pardon, une «autre»: un grand vin à boire plus rapidement, sur le fruit et la fraîcheur.

Après deux décennies marquées par la recherche de concentration et de boisé, les (bons) seconds vins permettent de renouer avec les bordeaux gais, fruités mais très fins, communiant plus avec le terroir et le millésime que ces fatigantes créatures confiturées, maquillées par le chêne et le «microbullage». Le paradoxe est de voir aujourd'hui les chouchous de Robert Parker céder à cette tendance. Si Virginie de Valandraud, le second vin de l'inaccessible Château de Valandraud, est devenu un grand vin à part entière, c'est le 3 de Valandraud (50% de la production) qui fait office d'excellent second. C'est même une agréable surprise de découvrir que Jean-Luc Thunevin, pionnier des «vins de garage», puisse produire, à un tarif surprenant, un vin aussi charmeur et subtil.

Il y a donc, dans ce second rayon à haut risque, d'excellentes affaires pour l'amateur de bordeaux, avec des rapports qualité-prix étonnants. Citons tout particulièrement: la Parde de Haut-Bailly, le Clémentin, la Demoiselle de Sociando, les Fiefs de Lagrange, Duluc, le Clos du Marquis, Tour Léognan, le Marquis de Calon, Bahans Haut-Brion, les Pagodes de Cos, Moulin Riche.

Ces seconds ont souvent pris leur autonomie par rapport aux premiers. Ils ne sont plus «inférieurs», mais «différents», comme le veut l'époque. «Des vins différents pour des plaisirs différents», résume Patrick Maroteaux, propriétaire de Château Branaire (quatrième cru classé de saint-julien) et de son fringant second Duluc. «Après tout, la Missa solemnis et la Sonate «Clair de Lune» sont toutes deux œuvres de Beethoven.»


Qu'est-ce qu'un second ? Tout ce qui n'est pas le premier ? Celui qui aide ou seconde le premier ? Ce qui précède le reste ? Presque un sujet pour le bac. En bon français, déjà, on peut utiliser second ou deuxième, il n'y a pas de différence. Jules Grévisse lui-même, pape de la grammaire, l'affirmait : contrairement à une opinion souvent répandue, les deux termes signifient la même chose. Un second, comme son compère le deuxième, peut être suivi d'un troisième. Et, en matière de crus classés, c'est parfois le cas.

 

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Cette révision orthographique n'est pas hors sujet. Car le second vin a beaucoup évolué dans sa définition. Aux premiers jours de l'histoire des crus classés, il n'y avait pas de seconds. On sélectionnait les barriques en fonction des acheteurs ou des destinataires (parfois, le meilleur était réservé à la famille). Ce système a prévalu pendant fort longtemps, jusqu'à ce que chaque propriétaire adopte la mise en bouteille au château. Celle-ci, généralisée après les années 50, a imposé peu à peu une qualité unique de vin à la sortie du château. Parallèlement, la plupart des crus classés se sont agrandis depuis 1855, ont racheté ou échangé des parcelles. Si bien qu'à l'orée des années 80 les châteaux se sont retrouvés avec des volumes importants, la nécessité de hausser la qualité face à une demande forte mais exigeante, et la responsabilité pleine et entière de cette qualité. Plus question de botter en touche en accusant le négociant de négligence lors de la mise en bouteille : celle-ci désormais était de la compétence du propriétaire. Il y avait donc nécessité de profiter des surfaces et des volumes plus importants qu'autrefois pour ne retenir sous le nom du grand vin que le meilleur de la récolte.

 

Ou plus précisément ce qui donne le meilleur assemblage : certaines cuves parfaitement réussies mais trop riches peuvent déséquilibrer l'assemblage et ajouter une pointe de vulgarité au grand vin. Jean-Guillaume Prats nous a fait déguster une cuvée de merlot, superbe de fruité, qu'il dut, à regret, éliminer de Cos-d'Estournel pour cette raison.

 

Si rapidement, dans la décennie 90, la presque totalité des châteaux a opté pour le second vin, tous n'en donnent pas la même définition. Léoville-Las-Cases (avec Le Clos-du-Marquis), Palmer (Alter-Ego) notamment préfèrent évoquer un « autre » vin, produit, dans le premier cas, sur un parcellaire à peu près identique chaque année. L'idée étant de développer une marque propre, sinon indépendante, du moins à l'identité forte. Latour commercialise un « troisième » vin, le Pauillac-de-Latour, qui démontre si besoin était que les Forts- de-Latour ne sont pas le trop-plein du château mais une sélection bien particulière. D'ailleurs, les seconds vins, en principe, ne sont pas (ou plus) la déchetterie des cuviers. Tout ce qui est jugé indigne de porter la signature du château, grand, second ou troisième, est vendu anonymement en citerne au négoce.

 

Depuis quelques années, les propriétaires se sont rendu compte que le second vin était à plusieurs titres un atout. Vendu rapidement, et en général à un prix soutenu, il est d'un bon rapport. Ensuite, il assure la promotion du château. C'est un tremplin, un ambassadeur formidable à condition d'être réussi. Les Fiefs-de-Lagrange, popularisés dans les brasseries et restaurants par la maison Richard, fournisseur important de vins, bières, café, sont aujourd'hui plus connus que Lagrange, cru classé de saint-julien... Les millésimes 1997 ou 2000, vendus très cher, ont donné des ailes aux seconds devenus vedettes des foires aux vins. Et, du côté des châteaux, on a bien compris tout l'intérêt qu'il y avait à soigner le second et à réussir un assemblage bien particulier. Il ne doit être ni un ersatz ni le « cadet » du grand, mais un aperçu savoureux, une signature du savoir-faire.


Sélection proposées par Eric Conan (L'Express du 24/01/2005)

 

Pauillac

Haut-Bages Averous (Château Lynch-Bages)

La Réserve de la Comtesse (Château Pichon Longueville Comtesse de Lalande)

Les Tourelles de Longueville (Château Pichon-Longueville)

Petit Mouton (Château Mouton Rothschild)

Margaux

Brio (Château Cantenac Brown)

Alter Ego (Château Palmer)

Pavillon de Margaux (Château Margaux)

Saint-Julien

Amiral de Beychevelle (Château Beychevelle)

Connétable de Talbot (Château Talbot)

Duluc (Château Branaire)

Fiefs de Lagrange (Château Lagrange)

La Réserve de Léoville Barton (Château Léoville Barton et Château Langoa Barton)

Le Clos du Marquis (Château Léoville Las Cases)

Moulin Riche (Château Léoville Poyferré)

Peymartin (Château Gloria)

Saint-Estèphe

Le Marquis de Calon (Château Calon Ségur)

Les Pagodes de Cos (Château Cos d'Estournel)

Les Pèlerins de Lafon-Rochet (Château Lafon-Rochet)

Pomerol

Fugue de Nénin (Château Nénin)

Le Jardin de Petit Village (Château Petit Village)

Vieux Château des Templiers (Château Rouget)

Pessac Leognan

Bahans Haut-Brion (Château Haut-Brion)

L'Abeille de Fieuzal (Château Fieuzal)

Tour Léognan (Château Carbonnieux)

Le Clémentin (Château Pape Clément)

La Parde de Haut-Bailly (Château Haut-Bailly)

Saint-Emilion

Le Carillon de l'Angélus (Château Angélus)

Mondot (Château Troplong Mondot)

Le 3 de Valandraud (Château Valandraud)

Haut-médoc

La Demoiselle de Sociando (Château Sociando-Mallet)

Moulins de Citran (Château Citran)