Le Château Bordelais: décryptage d'un concept

Cet article reprend le texte d'une allocution présentée par M Bruno Prats lors du voyage de presse organisé par l'association Clos, Domaines et Châteaux.

La naissance du concept de Château.

Dès l'Antiquité l'idée de désigner les vins par leur origine géographique a paru naturelle, tant il parait évident, du moins aux hommes de culture latine, que le terroir donne au vin ses caractéristiques principales. Au Moyen Age on désigne déjà certains vins de Bourgogne sous des noms de clos, souvent liés à des abbayes. A Bordeaux, qui expédie à Londres au Moyen Age l'équivalent de cent millions de bouteilles chaque année, le vin «de Bordeaux», est simplement un vin qui a été chargé sur un bateau dans le port de Bordeaux.

La première mention d'un vin de Bordeaux sous un nom précis de terroir se trouve en 1654 dans le Diary de Samuel Pepys. Il s'agit de Haut Brion qu'il écrit «Ho Bryan» pensant qu'il s'agit d'un homme et non d'un lieu. On voit déjà poindre l'attitude anglo-saxonne qui privilégie les facteurs humains, le «winemaker», sur les facteurs naturels «le terroir». Le mot château n'est pas employé bien qu'il existe alors à Haut Brion une fort belle maison de maitre.

Haut Brion est sans doute le premier exemple de château viticole bordelais.

Son propriétaire Arnaud de Pontac devient premier président du Parlement de Bordeaux en 1653. Il est très représentatif de cette noblesse de robe qui trouve dans la viticulture de qualité une activité compatible avec son statut de noblesse (en France les nobles n'avaient pas le droit de travailler !) et avec son sens du commerce. Il crée à Londres un restaurant chic «chez Pontac» ou il fait connaître son vin de Haut Brion.

Pendant tout le XVIII ème siècle la noblesse bordelaise va créer, principalement en Médoc, alors pays «solitaire et sauvage comme l'écrivait La Boetie, l'ami de Montaigne, de grands vignobles modernes, dirigés par des hommes très compétents, équipés de moyens de vinification aussi modernes que les connaissances du temps le permettaient et dédiés à la production de vins de très grandes qualité destinés à des marchés d'exportation, surtout britanniques. Ainsi apparaissent à Bordeaux des vins de haute qualité, provenant d'une propriété identifiée dont les vignes sont cultivées et les vins vinifiés sous la responsabilité d'une personne unique, le propriétaire, homme éclairé et raffiné. Mais le terme Château apparaîtra beaucoup plus tard. Dans le document original du classement de 1855, sur 55 crus classés seuls cinq portent le nom « château ». (Margaux, Lafite, Latour, Beychevelle et Issan). Les autres crus sont désignés soit sous le nom de leur propriétaire: Lynch, Rauzan, soit sous un nom de lieu-dit: Leoville, Mouton, soit sous l'association d'un nom de propriétaire et d'un nom de lieu-dit : Cos-Destournel, Ducru-Beaucaillou. Aujourd'hui encore l'étiquette du Château Leoville Las Cases porte l'ancienne désignation : Grand Vin de Leoville du Marquis de Lascases.

Les châteaux au sens architectural du mot étaient très rares en Médoc.

La forteresse de Blanquefort, construite par le Pape Clément V, n'a jamais produit de vin. Le Château d'Agassac, le Château de Lamarque, sont les seuls témoins actuels de châteaux antérieurs au XV ème siècle. Leurs vignobles sont récents. Avant la construction du très beau Château actuel, Margaux avait un château fort La Mothe Margaux. Le vin s'est appelé Château Margaux dès l'origine. La forteresse de la tour de Saint Mambert fut construite vers 1331. Il n'en restait rien lors de la plantation du vignoble de Latour au XVII ème. Le mot Château, pour désigner le vin de Latour, apparaît vers 1820.

Jusqu'à Louis XIV les rois de France on vécu dans un palais, Le Louvre.

Avec Versailles le Château devient synonyme de pouvoir au point que l'Elysée qui s'appelle officiellement Palais de l'Elysée est désigné encore aujourd'hui dans le monde politique par l'expression «le château». C'est en fait la révolution française qui, en rasant les châteaux féodaux et en décapitant les nobles a donné aux français la nostalgie du Château. Le mot est devenu synonyme de vin noble. Le vin de château est devenu symbole de la «vie de château».Cette vie faite de richesse, d'élégance, de raffinement, de loisir qui n'existe plus. Cette vie qui a fait dire à Casanova «celui qui n'a pas connu la France de l'Ancien Régime ignore ce qu'est la douceur de vivre».

Curieusement ce n'est pas l'existence d'un bâtiment au caractère architectural de Château qui a donné ce terme au vin. C'est au contraire pour affirmer la noblesse du vin que l'on a construit des châteaux. A Margaux c'est en 1806 que le Marquis de La Colonilla «fait raser l'antique castel pour construire une bâtisse dans le goût moderne» (selon son contemporain Biarnez). A Latour, la construction d'une maison d'habitation, très modeste, a fait l'objet de longs débats entre les propriétaires entre 1862 et 1864. A Mouton, la maison d'habitation est si modeste que Philippe de Rothschild l'appelle «Petit Mouton» et fait aménager en résidence d'anciens communs. Vers 1830 Louis Joseph Gaspard d'Estournel construit à Cos non pas une maison d'habitation mais des chais dont la somptuosité et l'originalité architecturale méritent bien le nom de Château. C'est à Bordeaux qu'est née l'idée de symboliser par l'architecture la grandeur du vin. Cette idée s'est généralisée au point que de nombreux nouveaux investisseurs dans des vignobles du nouveau monde engagent un architecte avant d'engager un œnologue. Mais ce n'est pas le bâtiment qui fait le vin de Château, c'est la propriété.

La force du concept de vin de Château

J'ai dit en introduction que la désignation d'un vin par son origine géographique était naturelle aux hommes de culture latine. Le Clos Vougeot est une entité géographique clairement définie, mais qu'est-ce qu'un vin de Clos Vougeot ? Il y en a autant que de vignerons à l'intérieur du Clos plus les vins que les négociants assemblent en achetant à plusieurs vignerons.

Au contraire un Château de Bordeaux est unique, on retrouve au fil des millésimes une typicité venant de son terroir mais aussi du savoir faire de son propriétaire. Ce qui définit le château c'est l'unicité de la propriété, la signature du vin.

On a beaucoup reproché aux châteaux du bordelais de ne pas avoir de terroirs aux limites rigides. Mais les châteaux ne sont pas des appellations contrôlées. Si Château Margaux vend une parcelle (hypothèse peu probable) elle perd le droit de faire du Château Margaux. Si Château Margaux achète une parcelle (cela arrive) elle acquiers le droit de faire du Château Margaux. C'est au propriétaire de décider, en fonction de la qualité du terroir, si le vin fera du Château Margaux ou seulement du second vin.

Je connais des parcelles qui appartiennent à Château Margaux depuis le Moyen Age et qui n'ont jamais fait de Château Margaux. J'en connais d'acquisition récente qui font presque toujours du grand vin.

Ce qui fait la force du concept de Château bordelais c'est l'association d'un terroir et d'un responsable unique de la viticulture et de la vinification.

Dans la viticulture moderne, au niveau mondial, deux philosophies s'opposent : Une approche traditionnelle, parfaitement représentée par le système français des appellations d'origine, ou les vins sont désignés par leur terroir et les conditions de production encadrées par une réglementation précise. Dans des AOC historiques comme la Bourgogne où une longue pratique a découpé les terroirs jusqu'à la parcelle l'origine est très précise. Elle l'est beaucoup moins à Bordeaux où les limites d'AOC suivent souvent les frontières administratives des communes. Cos d'Estournel, Saint Estèphe est plus proche de Lafite, Pauillac que Lafite ne l'est de Latour, Pauillac.

L'inconvénient majeur du système des AOC est la possibilité donnée à ceux qui travaillent mal de s'abriter derrière ceux qui travaillent bien puisque tous vendent sous la même appellation.

A l'opposé la viticulture du nouveau monde considère le raisin comme une matière première, que l'art du «winemaker» transformera en vin valorisé par une marque commerciale. D'un coté les «farmers» qui font du raisin sans vrai souci de terroir, de l'autre les «wineries» qui se reposent sur la technologie pour faire des bons vins. J'ai vu au Chili des caves déménager leurs vignobles de 200 Km sans que l'étiquette ne change.

Le concept de château est une heureuse synthèse de ces deux philosophies :Il y a une continuité stylistique imposée par le terroir. Il y a une signature, celle du propriétaire du château, qui bien sur peut déléguer cette responsabilité à un directeur, lui-même à la tête d'une équipe technique. Le bâtiment, entouré de ses chais, symbolise l'unité entre le vignoble et la cave, entre viticulture et vinification qui est pour moi la grande force des châteaux bordelais.

 

Conclusion :

Au moment ou une crise viticole mondiale se met en place avec un excèdent mondial de production qui approche huit milliards de bouteilles chaque année, il n'y a d'avenir pour les vignobles traditionels que dans la qualité et la personnalisation.

Les Châteaux viticoles du canton de Vaud sont une chance à saisir car ils donnent au vin ce supplément d'âme qui fait la différence entre le vin et toute autre boisson.